Plus qu'un charbon dans le brouillard
Il n'y a pas de doute, il s'agit d'une publication plus que nécessaire et déjà reconnue. Non seulement pour la qualité du travail de Cisneros, mais aussi, comme un acte de justice historique, comme l'est de reconnaitre, sur sa personne, l'influence qu'eut, sur tout le continent, ce groupe d'universitaires de Lima au début des années 60. Les éditions LOM, pour leur part, se sont installées comme un label engagé venant à la rescousse de la meilleure poésie chilienne et, depuis un certain temps maintenant, latino-américaine. Une sélection de Juan Gelman, Carlos Belli et Germán José Emilio Pacheco a précédé celle de ce poète péruvien.
Nous sommes face à un classique. Chaque lecture de Cisneros doit nécessairement être une relecture. Le plaisir du texte germe rapidement en raison de la richesse des ressources utilisées naturelles et typiques d'un style établi dès ses premières publications.
C'est que dans Cisneros, on se rencontre tout d'un coup avec un peu d'humour -fin en plus- et une touche de cynisme qui dénote de la joie vitale, tristesse légère, tendresse excessive. Il ne s'agit pas de qualifier par des adjectifs, mais plutôt de chercher ces formes d'écriture. Et d'abord, le poète s'impose comme tel face au lecteur exigeant et pose ses conditions, son art poétique: « ça fait des années que je suis dans ce métier : prendre la vache en entier (ou leurs signes / sa représentation) / la montrer, noter ses parties, désigner comme sur une carte ce qui devra tomber sous le sens, / le faire répéter, répéter, expliquer ..." (dans Beaucoup d'écrivains doivent se consacrer à l'enseignement).
Un autre de ses points forts est sa capacité à obtenir ce que les poètes appellent «une fin heureuse», la fin du texte. Le vers qui sera maintenu vivant dans la mémoire du lecteur, apparaît en règle générale dans ses textes comme une découverte ou une image sujette à ses propres conditions. J'ai là quelques exemples: «mais çela me préoccupe : je voudrais marcher allègrement / quelques kilomètres sur les pâturages gras / avant qu'ils ne m'enterrent, / et cela sera mon habilité" (de L'araignée pend trop loin de la terre) ; (et parlant à Dieu) "Et je suis déjà / plus propre que l'herbe, plus fort encore.Sors de mon temple, vieil homme, éloigne-toi, go home" (dans le Premier mouvement de Une jeune catholique joue de la flûte), et aussi «Écrire ce poème m’octroie le droit à la version" (dans Deux sur mon mariage un)
Comme le souligne bien le poète Manuel Silva Acevedo dans la présentation, Cisneros ne contourne pas le lyrisme, ni d'aucune manière déjà connue dans la construction du poème; une circonstance qui, dit le prologue, l'écarte de l'antipoésie. La tendresse, par exemple, est un plaisir auquel le poète, par ce même effet, ne s'interdit pas : «Maintenant je ne sais plus combien d'hivers passeront avant que tu ne reviennes à la maison.Écrase-là, Mère miraculeuse. Puissent vos jours être aimables et propices. Que les policiers et les gardiens des frontières soient généreux" (Dans Le voyage d'Alexandra). Et aussi dans le souvenir réussi du poète en premier: "Maintenant, je peux juste / chercher quelque chose qui ressemble / à notre frère entre la terre / mouillée par la rivière.Son corps / a changé de peaux et de couleurs / dans ces mois difficiles " (dans Janvier Heraud).
Cisneros manie avec habilité le verset long. Il peut sans problème échanger onze syllabes avec des alexandrins, et plus encore, maintenir le rythme dans une syllabe allongée. C'est le cas de Karl Marx mort en 1883 à 65 ans et d'autres aussi de Chant cérémoniel contre un fourmilier dans lesquels la texture sémantique et phonique tisse un scénario très significatif pour le portrait d'une époque. Mais il ne s'agit pas de souvenir ou de mélancolie ; quand il portraiture c'est l'actualité tirée d'une série de signes qui occupe tout simplement.
Des fois cet usage fréquent montre, sinon un symbole du spectre culturel ou de la mémoire collective, à la réinvention du mythe dans un but propre (entendez par là, du poème), comme on le voit clairement dans Hommage à Armando Manzanero (Poétique 3) dont les derniers vers sont aussi un luxe parfait dans la conclusion : «J'ai vu pleuvoir cet après-midi j'ai vu des gens courir et tu n'étais pas là et si tu n'en a rien à faire / Je n'écris pas pour toi / c'est moi qui a planté l'arbre j'ai eu le fils j'ai écrit le livre et j'ai vu bruler cent ans avant le moment convenu."
Il convient de remarquer le thème du voyage comme un chef-d'œuvre: Le Livre de Dieu et des Hongrois et Histoires presque allemandes (du Monologue de la caste Suzanne et autres poèmes) sont les pièces qui donnent au poète péruvien les moyens de développer la gamme complète des possibilités en termes de ressources et de significations. Je recommande au lecteur de s'attarder sur ces textes. La photographie prend alors mouvement et vie et c'est pour cela, comme on l'a déjà dit, que toute lecture doit, dans son cas, être déjà une relecture.
Campoy Antonio Cisneros est né à Lima en 1942. Membre de la Génération de 60, avec Héraud, Marco Martos, Arturo Corcuera et d'autres grands poètes de son pays, il a été formé dans les universités catholiques et celle de San Marcos. En poésie il a publié Exil (1961), David (1962), Commentaires royaux (1964), Chant cérémoniel contre un fourmilier (1968), L'eau qu'on ne boit pas (1971), Comme un figuier sur un terrain de golf (1972) , Le Livre de Dieu et des Hongrois (1978), Chroniques de l'Enfant Jésus de Chilca (1981), Monologue de la caste de Suzanne et autres poèmes (1986), Les immenses questions célestes (1992), Une croisière dans les îles Galapagos (nouveaux chants mariaux) (2005) et cette anthologie-ci Comme un charbon allumé dans le brouillard (2007). Journaliste et traducteur, il a aussi exercé en plus des universités de Huamanga, San Marcos, à Bupapest, Berkerley, Berlin et Virginie. Traduit à de nombreuses reprises, il a reçu, entre autres, les prix suivants: prix national de poésie (Pérou, 1964), prix la Maison des Amériques (Cuba, 1968), Bourse John Simon Guggenheim (1978), Prix Ruben Dario (Mexique, 1981), prix Parra del Riego (Uruguay, 1990), prix Gabriela Mistral, décerné par l'Organisation des États Américains (2000), Prix ibo-américain des lettres José Donoso (Chili, 2004) et il a été fait Chevalier de l'Ordre des Arts et des des lettres de la République française (2004). Il est également le Prix national de journalisme culturel de son pays (1993).
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Juan Cameron