Peindre le nouvel Eden
La découverte de l'Ouest généra l’un des mouvements des plus foisonnants dans l'exaltation des valeurs nationales des États-Unis. Après une période où le genre pictural américain s'inscrivit dans la tradition européenne, un nouveau mouvement artistique mit en avant le milieu naturel américain. Il est représenté, entre autres, par les peintres de la Hudson River School fondée par Thomas Cole (1801-1848). L'immensité grandiose de ce nouveau territoire exerça une fascination autant dans la littérature que dans la peinture. L'exploration de l'Amérique inspira une représentation renouvelée d'un nouvel Éden. Cette idée maîtresse est puissamment nourrie de l'idéologie des États-Unis comme territoire de la prédestination.
Thomas Cole 1846 "The Mountain Ford" Oil on canvas 71.8 x 101.8 cm MetMuseum
Albert Bierstadt 1875 Sunrise on the Matterhorn
Oil on canvas 148.6 x 108.3 cm MetMuseum
Trois éléments sont le plus souvent indispensables à la création de l'espace naturel américain : des roches, des arbres et une source d'eau, que ce soit une cascade, une rivière ou un lac. Le centre d'attention est de fait focalisé sur l'aspect grandiose et primitif de la nature. Il est construit grâce aux jeux de perspectives et de hauteurs. La verticalité est accentuée par les différences de dénivellation du terrain. D'autant plus que parmi les trois éléments nécessaires à représenter le nouvel Éden, la montagne domine par ses hauteurs. L'importance de la roche dans la peinture évoque par ailleurs l'intérêt croissant des scientifiques pour la géologie. La nature prend une dimension sacrée où l'illumination joue un rôle fondamental. Elle traduit alors une présence surnaturelle. On peut le constater dans la représentation du monde sauvage du Maine dans Twilight in the Wilderness de Frederic Edwin Church (1826–1900). Un autre exemple est celui de Le coucher de soleil à Yosemite d'Albert Bierstadt (1830-1902), l'un des grands représentants de la Hudson River School. La lumière jaune diffuse entre par la gorge des roches pour mieux illuminer le lac peint au centre de la toile. Ce même jeu de lumière entrant par la gorge rocheuse est utilisé dans Hetch Hetchy Canyon en plaçant la lumière derrière un monticule, la forêt devient translucide.
Frederic Edwin Church 1859 "Heart of the Andes" Oil on canvas 168x302.9 cm MetMuseum
L'éclairage de la toile autant que la virginité de la nature se rattache au mythe du « bon sauvage » : la nature symbolise dès lors la civilisation primitive qui n'aurait pas été contaminée par les vices de la société moderne européenne. Elle est donc plus proche du Créateur, l'homme qui s'y installe est donc régénéré par la vision de ce nouvel Éden. Ainsi, l'exclusivité de la nature dans la représentation du Nouveau Continent se justifie par son essence divine. Les peintres paysagistes s'appuient pour cela sur Nature, l’œuvre du philosophe Ralph Waldo Emerson (1803-1882) publiée en 1836 dans laquelle il pose les fondements du transcendantalisme. La nature est le lieu de l'éternelle jeunesse, propice à retrouver l'Esprit à condition de se nourrir de sa contemplation. C'est donc un espace de régénération pour l'homme s'il sait s'y immerger et la préserver. Et c'est pourquoi pour les paysagistes de la Hudson River School l'homme est d'autre part très peu présent, ou du moins sa représentation ne fait qu'accentuer la grandeur.
L’angle de vue est en plongée, créant à la fois une intimité mais s'ouvrant à l'infini, tel l'homme vu de dos typique des œuvres du romantique Caspar David Frederich (1774-1840). C'est cette perspective qui est adoptée dans Greenwood Lake de Jasper Francis Crospey (1823-1900). C'est aussi en somme la concrétisation iconographique de la théorie du Sublime à la croisée des théories de Burke (1729-1797) et de Kant (1724-1804). Selon l’un, l'expérience du Sublime est conditionnée par la perception d'objets ayant eux-mêmes la propriété de faire ressentir le sublime. L'homme est alors suspendu dans cette sensation de sorte que l'esprit en est totalement envahi. La nature est le lieu de prédilection pour provoquer cette sensation. Selon l’autre, le Sublime est une expérience morale et donc centrée dans la rationalité : c'est dans les Idées qu'il faut chercher. Le Sublime n'est pas une propriété systématique des objets. Ces deux interprétations du Sublime se retrouvent mêlées avec d'une part l'aspect grandiose -parfois inquiétant- de la nature, d'autre part avec la perception de l'espace et du temps par la contemplation menant à l'absolu. Artifice et nature se recoupent ici puisque leurs représentations picturales sont des reconstructions d'une nature idéalisée. Elles intensifient la puissance suggestive émotionnelle. L'expérience du Sublime s'effectue à travers la beauté esthétique du paysage. La toute puissance de la Nature est notamment célébrée dans la toile Schroon Mountain de Thomas Cole. Elle représente les monts Adirondacks dans des tons bruns-jaunes qui ne sont pas sans rappeler la représentation de Moïse descendant du mont Sinaï avec les Tables de la Loi. La nature reste pour les peintres de la Hudson River School, une création de Dieu.
Cropsey Jasper 1870 "Greenwood Lake" Oil on canvas 97 × 174 cm Thyssen-Bornemisza Museum
C'est une vision de la Destinée Manifeste, cette théorie qui légitime les États-Unis comme une nation investie de la mission de la conquête de l'ouest. En ce sens, les peintres américains s'inscrivent dans la lignée des Romantiques mais dans une perspective qui leur est propre. Car même s'ils exaltent la beauté supérieure de la nature, en lien avec la puissance divine, l'homme n'est pas la mesure de toute chose. Quand il n'est pas absent, il est simplement replacé dans l’œuvre parmi les autres éléments. Ce mouvement paysagiste exaltant les valeurs nationales laisse peu à peu place au désenchantement des peintres de l'avant-guerre de Sécession.
M.A Romieux
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MA Romieux